Marc Sangnier le visionnaire

Extraits de son livre, Lutte pour la démocratie,1908

 

 

 

« Plus qu’aucune autre, la société future devra être imprégnée de charité, si l’on ne veut pas que ses progrès eux-mêmes n’écrasent, de leur poids trop lourd, des hommes insuffisamment préparés moralement à les supporter ».


Marc Sangnier (1873 – 1950) a voulu réconcilier les catholiques avec la République et les ouvriers avec l’Eglise, dans le Sillon du christianisme démocratique et social. Abandonnant l’action religieuse pour l’action politique en 1910, Marc Sangnier et ses amis s’organisèrent d’abord autour d’un quotidien, La Démocratie, puis de la Ligue de la Jeune-République (1912) qui prônait alors une IVe République dont le programme était pour le moins original et précurseur :

 

  • établir l’égalité civique entre hommes et femmes ;
  • mettre en place un scrutin à la proportionnelle ;
  • permettre l’éducation permanente des citoyens ;
  • remplacer le Sénat par une chambre représentant les intérêts économiques ;
  • développer une législation sociale (préfigurant celle de 1945) ;
  • abolir la « monarchie dans l’usine » en supprimant la propriété capitaliste au profit d’un secteur d’État pour certaines industries ou services clefs, d’une propriété coopérative pour la grande majorité des activités économiques et par le maintien de la petite propriété privée.

 

Marc Sangnier a toujours retenu la forme coopérative pour toutes les réalisations concrètes (restaurants, imprimerie, gestions des immeubles...) qu'il entreprit. Sa pensée est claire. Comme il l'écrivait au début du XXe siècle (La révolution sociale, extraits),  « Ce que nous voulons, c’est justement […] qu’un nombre d’hommes chaque jour plus grand puisse s’élever jusqu’à la dignité du patron. Il ne faut pas qu’une toute petite élite et fatalement limitée puisse seule être consciente et responsable dans l’usine : il faut que tous ceux qui en sont capables aient le moyen de s’élever jusque-là. Or, comme l’industrie moderne nécessite des capitaux considérables qui ne peuvent pas être généralement possédés par un seul, il est donc nécessaire que les ouvriers libres et conscients possèdent en commun ces instruments de leur travail. Voilà la solution démocratique. Elle est l’inverse de la solution étatiste.

 

Il ne s’agit pas comme on le voit de détruire l’autorité patronale, mais bien, au contraire, d’en rendre participants un nombre toujours croissant d’ouvriers.  Rien de plus légitime, de plus évidemment souhaitable que cette solution démocratique. Ceux-là seuls qui, dans leur égoïsme, ne veulent pas permettre à d’autres qu’eux de s’élever peuvent la condamner […] Nous sommes convaincus qu’il sera impossible aux hommes de bonne foi qui nous liront de ne pas approuver ce programme.

 

- Mais cela est trop difficile, s’écrieront-ils peut-être. Même en recourant aux forces sociales du christianisme, vous n’arriverez pas à transformer ainsi vos contemporains !

 

 Concédons-leur un instant, s’ils le veulent, que nous ne parviendrons pas à faire une opinion publique capable d’assez d’intelligence et de vertu pour que cette transformation sociale soit universellement réalisable. Tout au moins, nous aurons utilement stimulé les énergies de quelques-uns, et, guidés par l’idéal que nous aurons fait briller devant leurs yeux, ils auront accéléré leur marche en avant […] D’ailleurs, la société évoluant sans cesse et créant chaque jour des possibilités sociales nouvelles, tout en rendant plus difficiles les équilibres et les harmonies d’autrefois, il faudra peut-être bientôt de plus héroïques vertus à un patron et à un ouvrier pour qu’ils puissent vivre en bonne intelligence malgré tous les malentendus et toutes les difficultés qui les séparent, qu’à deux coopérateurs associés dans une même entreprise.

 

On avouera qu’il n’y a dans tout ceci rien de subversif ni de déraisonnable. Du reste, si tant de patrons nous combattent c’est qu’ils ne nous connaissent pas. C’est aussi, sans doute, parce qu’il leur déplaît de supposer, ne serait-ce qu’un instant, que l’on puisse songer à rendre les autres capables des mêmes efforts et de la même dignité qui les honorent. Et cela est à coup sûr un mauvais sentiment. »

 

Marc Sangnier, Lutte pour la démocratie (Ed. 1908), Paris, Perrin, p. 13-16

Bibliographie : http://marc-sangnier.com/ouvrages.html