L'Afrique, ce cœur battant de la francophonie économique

Article de Benjamin Boutin, Revue Diplomatique (numéro 8), janvier 2020

La capacité à nouer des affaires en plusieurs langues est assurément un atout. La francophonie, communauté de langue et de destin qui rassemble aujourd’hui 315 millions de locuteurs, représente une espace de coopération pluriel susceptible de contribuer au développement économique, durable et solidaire du continent africain.

 

 

La francophonie est née d’un désir ressenti hors de France, se plaisait à rappeler Boutros Boutros-Ghali. Elle est une idée africaine et québécoise, bien que le terme « francophonie » ait été inventé par un géographe français du nom d’Onésime Reclus à la fin du XIXe siècle.

 

Selon Jean-Claude de l'Estrac, « La Francophonie est née d’une volonté commune d’affronter les injustices de l’économie mondialisée par une solidarité intercontinentale et multiculturelle, cimentée par le partage d’une langue française, porteuse de valeurs universelles au carrefour de plusieurs traditions et de visions politiques. »[1]

 

Facette d’une francophonie globale et multisectorielle, la francophonie économique est une réalité de facto dans la mesure où le français est la troisième langue des affaires et facilite de nombreuses transactions[2]. L’espace économique francophone se caractérise par son haut potentiel de développement. Il représente environ 20 % des échanges mondiaux de marchandises. Le français est aujourd’hui la deuxième langue la plus apprise sur la planète par 116 à 125 millions de personnes et l’une des seules enseignées dans tous les pays[3].

 

De ce fait, la francophonie constitue un levier pour le développement de son principal foyer démographique, l’Afrique. Néanmoins, pour valoriser cet atout, il convient de mettre en œuvre une stratégie, de promouvoir un modèle de développement adapté et de cibler en priorité la jeunesse.

 

 

Une stratégie à mettre en œuvre

 

D’après la stratégie économique pour la francophonie, adoptée au sommet de Dakar en 2014[4], la francophonie économique doit être au service d’un développement humain durable et devenir un espace d’échanges, de coopération et de solidarité privilégié. Pour cela, il convient de développer les capacités des pays-membres dans les domaines de l’analyse économique, de l’environnement et de préparation aux négociations internationales, de consolider le français des affaires, renforcer les capacités entrepreneuriales des jeunes et des femmes, favoriser l’intégration régionale et les partenariats, faciliter la mobilité des acteurs économiques, la connectivité et la circulation des innovations et consolider les réseaux institutionnels et professionnels de la francophonie.

 

En principe, tous les acteurs de la francophonie sont concernés par la mise en œuvre de cette stratégie de 2014, que ce soient les opérateurs du Sommet de la Francophonie, les ressources internes de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), de ses Etats et gouvernements membres et observateurs, aussi bien que des ressources externes comme les bailleurs de fonds internationaux. Mais le risque que tous les acteurs de la francophonie soient responsables d’une stratégie est que nul ne prenne en main les rennes de sa mise en œuvre. Une instance de pilotage est requise, qui pourrait prendre la forme d’une agence de la francophonie économique.

 

Si les Francophones disposaient effectivement d’instruments efficaces pour la mise en œuvre de leur stratégie économique, la francophonie, selon une vision encore plus ambitieuse, pourrait devenir une économie-monde[5] dotée d’un réseau de métropoles économiques, de pôles de compétitivité, de liaisons numériques et de transport optimisées, de fonds d’investissement et de marchés sectoriels organisés (art, carbone, immobilier…), de dispositifs de mobilité et d’un grand forum économique comme celui de Davos[6]. Certaines de ces composantes sont en place, mais d’autres font défaut.

 

 

Un modèle de développement différent à promouvoir

 

De surcroît, la francophonie n’a pas vocation à propager des modèles de développement financiaristes, court-termistes et inéquitables mais plutôt à faire émerger des initiatives de création d’emplois dans l’économie sociale et solidaire, dans l’économie verte, de la culture et du numérique. De nombreux pays de l’espace francophone, notamment en Afrique, connaissent un développement économique rapide, avec les risques que cela comporte pour l’environnement, la préservation des solidarités traditionnelles et la cohésion sociale. Pour que cette croissance profite au plus grand nombre dans le respect des écosystèmes, la francophonie doit promouvoir encore plus activement un modèle de croissance économique inclusif et durable, ouvert sur le monde, favorisant la création d’emplois décents et stables dans les secteurs d’avenir.

 

Les Africains francophones disposent de nombreux atouts pour avancer sur la voie de leur émancipation économique. Des investissements importants en matière d’éducation, de santé, d’infrastructures sont possibles grâce à la mobilisation et à la mutualisation de l’épargne, à la transformation des matières premières en produits manufacturés réutilisables (dans un esprit d’économie circulaire), grâce à de nouveaux modes de transaction et à la régularisation équitable du secteur informel. La francophonie a un rôle à jouer dans ce schéma d’avenir, par le biais de l’Institut de la Francophonie pour le développement durable (l’IFDD, dont les moyens devraient croître), capable d’apporter son expertise notamment dans les domaines des énergies renouvelables, de l’eau et des villes durables.

 

Le dynamisme des acteurs privés, coopératifs, mutualistes et associatifs est également indispensable. Citons par exemple l’action du Centre des Jeunes dirigeants qui est à l’initiative de la Caravane Saga Africa, « symbole de la coopération francophone et des différents efforts menés par des entrepreneurs de trois pays francophones (Sénégal, Mauritanie et Maroc) pour […] promouvoir l’entrepreneuriat et la mobilité des entrepreneurs »[7].

 

Citons également l’initiative Horizon 2030 de Francophonie sans frontières, qui constitue l’une des réponses de la société civile francophone aux défis éducatifs, environnementaux et d’accès à l’emploi. Lors de sa première édition à Korhogo, ville rurale et universitaire au Nord de la Côte d'Ivoire, un demi-millier d'étudiants ont été éveillés aux meilleures pratiques d’entrepreneuriat social, collectif et durable. Plusieurs projets entrepreneuriaux ont été affinés et soutenus, tandis qu’une équipe de mentors a été mise en place pour l’accompagnement de ces projets[8].

 

 

Aider prioritairement la jeunesse à s’épanouir

 

Alors que 60 % de la population africaine est âgée de moins de 30 ans, l’éducation et l’emploi des jeunes sont les priorités absolues. Les organismes de formation (universités, écoles…) et le monde du travail doivent être mieux connectés afin d’assurer des emplois de qualité aux jeunes. La réponse passe notamment par le développement d'une culture entrepreneuriale sociale et collective chez les étudiants, appelés à devenir, chacune et chacun, des acteurs de leurs communautés locales, de leurs pays et de la francophonie.

 

Horizon 2030 posera ses valises à Montréal en octobre 2020 et y organisera la deuxième édition d’Horizon 2030 au sein d'une grande université francophone. Un tel évènement aura pour vocation de réunir en un seul lieu des acteurs du monde coopératif, de l'engagement jeunesse et du développement durable afin d'échanger autour des enjeux opérationnels et stratégiques liés au développement local. Il renforcera les liens Québec-Afrique-France en matière de coopération, avant le retour d'Horizon 2030 en Afrique francophone en 2021[9].

 

L’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) est également à l’offensive avec son programme Safir, cofinancé par l’Union européenne, destiné à soutenir la jeunesse des pays de la rive Sud de la Méditerranée à travers l'entrepreneuriat social innovant en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Égypte, en Palestine, au Liban et en Jordanie[10]. La francophonie a besoin d’initiatives de ce genre pour réaliser la promesse d’un codéveloppement équitable et harmonieux entre les pays de l’espace francophone. L’accent doit être mis sur l’échange de bonnes pratiques, la coopération, la formation, le renforcement des compétences et l’image de marque des produits, des biens et des services estampillés Fabriqués en Francophonie[11], afin de favoriser plus d’interactions et d’opportunités économiques, comme le suggérait Jacques Attali dans son rapport intitulé La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable[12].

 

En somme, ce cœur battant de la francophonie économique qu’est l’Afrique cristallise les espoirs. Pour autant, il fait face à un certain nombre de défis politiques, sociaux, économiques, environnementaux et sanitaires. Le développement du continent est lié à de nombreux facteurs comme la stabilité politique et juridique, la qualité des infrastructures et la préservation d’un cadre de vie sain, l’éducation et la formation. C’est pour ces raisons que la langue française, dans le cadre plus large du plurilinguisme, reste un outil pertinent pour coopérer et réussir en affaires.

 

Et comme l’explique si justement Jean-Claude de l’Estrac, que nous citions en introduction, « Ce n’est pas la démographie qui assurera la place future de la langue française dans le monde, mais sa pertinence et son utilité concrète. […] Il ne fait aucun doute que le français peut faire avancer les coopérations scientifiques, mettre à profit les réservoirs de connaissances et de savoir-faire des organismes de recherche, et impulser de prometteuses dynamiques Sud-Sud. La langue française, tout autant que l’esprit francophone et la conscience d’appartenir à un vaste réseau d’échanges et de dialogues, sont un vecteur commun de développement »[13]. A nous, Francophones, de saisir cette chance !

[1] Jean-Claude de l'Estrac, « L’avenir de la Francophonie », Hermès, La Revue 2018/1 (n° 80), p. 180.

[2] Ainsi, des Ivoiriens francophones négocient-ils plus aisément des contrats avec des Français, des Canadiens, des Libanais, des Belges, des Camerounais, des Suisses, des Sénégalais qu’avec des hispanophones ou des russophones par exemple, bien que la langue dominante du commerce international soit l’anglais.

[3] La langue française dans le monde 2010, éditions Nathan, rapport de l’Observatoire de la langue française publié en 2014.

[4] Cette priorité accordée à la francophonie comme élément de développement économique est mise de l’avant par les chefs d’Etat et de gouvernement des pays ayant le français en partage depuis - au bas mot - le Sommet de la Francophonie à Kinshasa en 2012. Précédemment, au sommet de la Francophonie d’Hanoï en 1997, les chefs d’Etat et de gouvernement émirent le souhait d’un « espace économique francophone ». Et en 1999, à Monaco, la Conférence des ministres de l’Economie et des Finances ouvrit la voie à une coopération économique dans l’espace francophone.

[5] Benjamin Boutin, « Faire de la francophonie une économie-monde », La Tribune, 10 juillet 2013

[6] Benjamin Boutin, L’élan de la francophonie, une communauté de langue et de destin, Paris, Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), mars 2018, p. 21

[7] Pape Landing Mane, « La francophonie des affaires, une chance pour nos entreprises », La Tribune, 3 mai 2017

[8] Tous les participants avaient été préalablement sensibilisés à la culture entrepreneuriale, sociale et environnementale. Voir www.francophoniesansfrontieres.org/horizon-2030/ consulté le 5 janvier 2020


 

[9] Le responsable du projet pour Francophonie sans frontières est le Dr. Yetioman Toure, docteur en sciences agronomiques et en ingénierie biologique de l'université de Liège-Gembloux Agro-Bio Tech et titulaire d’un master en Économie sociale et solidaire de l’Université Lumière Lyon 2.

[11] Lire à cet égard l’article de Sophie Fontael, « Dior dialogue avec l’Afrique », L’Obs n°2844, 9 mai 2019, p. 98-100.

[12] Jacques Attali, Rapport à François Hollande, Président de la République française, août 2014. Ce rapport présente 53 propositions regroupées autour de 7 axes : augmenter l’offre d’enseignement du et en français ; renforcer et étendre l’aire culturelle francophone ; cibler 7 secteurs clés liés à la francophonie, pour maximiser la croissance des pays francophones (tourisme, technologies numériques, santé, recherche et développement, secteur financier, infrastructures, secteur minier) ; jouer sur la capacité d’attraction des produits fabriqués dans l’espace francophone ; favoriser la mobilité et structurer les réseaux des influenceurs francophones et francophiles ; créer une union juridique et normative francophone à travers la mise en place d’un guichet douanier pour les francophones dans les aéroports des pays francophones volontaires ; se donner comme projet de créer à terme une Union économique francophone aussi intégrée que l’Union européenne.

[13] Jean-Claude de l’Estrac, op. cit., p. 181.