Le prochain Conseil européen, dédié
aux questions de sécurité et de Défense, est très attendu par les partisans de l’Europe
militaire. À l’heure où les États-Unis reconsidèrent leurs priorités stratégiques, où les cartes
de la puissance se redistribuent à l’échelle mondiale, où la baisse du potentiel militaire européen et le
désengagement partiel de l’allié américain appellent des réponses audacieuses et communes,
cinq priorités majeures doivent être énoncées à l’occasion de ce sommet décisif.
ÉNONCER UNE
NOUVELLE DOCTRINE EUROPÉENNE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE
Par bien des aspects, la stratégie
européenne de sécurité adoptée il y a dix ans, ingénument baptisée Une Europe sûre dans un monde
meilleur,
est datée. Une nouvelle doctrine européenne de sécurité et de Défense s’impose. Celle-ci doit
s’appuyer sur une évaluation commune des grands défis sécuritaires de l’Europe. Face à des
menaces de plus en plus hybrides, alliant terrorisme et crime organisé, idéologie et appât du gain,
cyberattaques et armes conventionnelles, etc., nous, Européens, devrons concevoir des plans d’action communs pour répondre à nos priorités sécuritaires communes. Le prochain Conseil européen
doit initier cette démarche et affirmer que les pays européens peuvent se défendre plus
efficacement collectivement que séparément.
Partant du postulat qu’aucune doctrine de sécurité et de Défense ne saurait s’affranchir des données de la géographie, un examen rapide de la situation géostratégique de l’Europe montre qu’elle forme un triangle dont les trois arrêtes sont des lignes de front potentielles : l’arrête orientale de ce triangle européen frôle la Russie, la mer de Barents et la mer Caspienne ; son arrête méridionale coupe la Méditerranée en deux, fait face aux pays d’Afrique du Nord et, à moyenne portée, au Sahel ; enfin, son arrête occidentale traverse l’Océan Atlantique, la mer de Norvège et pointe l’Arctique. Ces trois arrêtes permettent d’appréhender les trois zones de voisinage de l’Europe : la zone eurasiatique, la zone euro-méditerranéenne et eurafricaine et la zone euro-atlantique et arctique. Le Conseil européen doit reconnaître qu’il existe un véritable continuum entre la sécurité de l’Europe et celle de son voisinage. A l’heure actuelle, le voisinage méridional de l’Europe inspire les plus vives inquiétudes. De la Mauritanie à la Corne de l’Afrique, le Sahel apparaît comme une zone de grave instabilité qui nécessite un investissement de long terme de la part de l’Union européenne. Un plan d’action global incluant des interventions civilo-militaires menées au titre de la politique de sécurité et de Défense commune (PSDC) et un partenariat plus étroit avec l’Union africaine pourraient être envisagés.
Si demain la situation sécuritaire au
Sahel se dégradait de façon dramatique et incontrôlable, les Européens se trouveraient face à des
défis considérables. Anticiper ce scenario parmi les pis scenarii possibles permettrait
de prévoir des procédures et des dispositifs défensifs communs. Qui peut dire d’où viendront les menaces
de demain ?
Viendront-elles de la Méditerranée, de la Caspienne, de l’Atlantique, de l’Arctique, de l’Asie, de l’Afrique, du Moyen-Orient ? Passeront-elles par le canal de Suez, par
Gibraltar, par les Dardanelles ? Comment nous défendre contre les adversaires de demain qui sont potentiellement
les partenaires d’aujourd’hui ? « Défendre le
continent européen, avec
qui, contre qui ? », se demandait très justement
Jean-Pierre Chevènement dans un précédent numéro de la Revue Défense Nationale4. Les Européens devraient y réfléchir plus sérieusement.
Face à cette situation
d’indétermination stratégique, la doctrine de sécurité et de Défense de l’Europe que nous appelons de nos
vœux devrait tenir compte d’une carte des menaces étatiques et non-étatiques omnidirectionnelles et
distinguer trois « cercles » ou
« cœurs
» de protection
des intérêts vitaux
européens : le
premier cœur recouvrant l’intégrité des territoires nationaux (ce qui implique que chaque pays veille à ce
que celle-ci soit garantie par un certain nombre de moyens matériels et humains), le deuxième
cœur comprenant le périmètre de l’Europe communautaire (et de l’espace nord-atlantique pour les
membres de l’OTAN), le troisième cœur englobant enfin les approches et le voisinage de l’Europe. Au-delà, les interventions européennes ne devraient s’effectuer que dans le cadre
d’opérations internationales de maintien de la paix.
La vocation pacifique de l’Union européenne est inscrite dans son ADN. Par toutes ses fibres, notre Union est le contraire d’une « va-t’en guerre ». Lorsqu’elle prône la paix entre les peuples, dans le respect de leur diversité, sa voix porte parce qu’elle parle d’expérience. Pour autant, l’Europe ne saurait adopter la posture irréfléchie de la « ravie de la crèche » internationale. L’Europe n’aime pas la guerre, soit. Nonobstant, toutes les puissances, qu’elles soient anciennes, émergées ou émergentes, ne partagent pas cette saine inclination. Ayons conscience que notre continent possède des richesses financières, artistiques, patrimoniales, architecturales, convoitables et convoitées. Une Europe désarmée, ne pouvant plus compter que sur la force de son verbe, si haut soit-il, serait une proie facile pour les prédateurs géostratégiques de demain.
C’est la raison qui devrait nous
inciter à élaborer dès à présent des dispositifs effectifs et pragmatiques de Défense du continent
européen. Comme tout ensemble régional doté d’une cohésion interne, l’Europe ne doit
pouvoir compter que sur elle-même pour protéger son territoire, sa population, ses institutions et ses infrastructures vitales5. La refondation de la stratégie européenne de sécurité et de Défense
est ainsi un impératif. Elle doit partir d’un constat de bon sens stratégique : la Défense est la
garante ultime de la pérennité de notre projet politique européen, l’assurance-vie de notre
Union.
INAUGURER UN VOLET INTERNE DE LA PSDC
Au cours des quatorze dernières
années, la politique européenne de sécurité et de Défense (PESD, devenue PSDC avec le traité de
Lisbonne) a réalisé des progrès notables dans les Balkans, dans le Caucase, au Moyen-Orient, dans le Golfe
d’Aden et l’Océan Pacifique, en Afrique, partout où des missions civiles et des opérations
militaires ont été conduites par les Européens. Cette politique a conféré à l’Europe la
capacité d’intervention extérieure commune qui lui a longtemps fait défaut, ce qui constitue un véritable acquis de la construction européenne. De
surcroît, l’Union a développé des compétences remarquables dans la prévention et la gestion de crises internationales complexes, contribuant ainsi à juguler les
conflits dans le monde.
L’Union européenne est sur le point
d’inventer une ingénierie innovante de gestion de crises, conjuguant la sécurisation, la
normalisation, la reconstruction et le développement économique de régions fragilisées, en coopération
avec un consortium d’organisations humanitaires agrées. Son « approche globale », qui est sa marque de fabrique, se doit évoluer vers une « approche reconstructrice », intelligente et
multidimensionnelle. Les missions civiles de PSDC se concentrent déjà - à raison - sur le renforcement
des structures étatiques des sociétés fragiles. Ces structures (administration, police, armée,
justice...) sont productrices d’ordre. La sécurité des personnes et des biens étant le préalable au développement, la « plus-value » opérationnelle de l’approche
européenne consiste à
fédérer les moyens diplomatiques, humanitaires, économiques, politiques et culturels, au service
du règlement préventif des conflits.
Toutefois, cette expertise de la PSDC
n’est pas suffisante. Le règlement des crises internationales est une chose, la construction d’une
Europe militaire en est une autre. Après une trentaine de missions et d’opérations extérieures
menées au titre de la PESD / PSDC, qu’est-ce qui nous empêche d’aller plus loin ? Trop de
fois ressassée, la réponse selon laquelle le projet ancien d’Europe de la Défense serait bloqué
par l’engagement de certains États-membres dans l’OTAN est obsolète. D’un point de vue financier
et capacitaire, la solidité de l’Alliance atlantique dépend de la construction d’une Europe militaire
forte. L’OTAN restera la plus solide alliance militaire de la planète et l’espace nord-atlantique
le plus sûr du monde si et seulement si la Défense américaine, la Défense canadienne et
la Défense européenne restent fortes et unies. A cet égard, Londres n’a pas à
choisir entre Paris et
Washington.
En vérité, rien ne fait obstacle à
une ambition européenne continentale de Défense que la mollesse de nos volontés. Ce qui apparaîtrait
à d’aucuns comme une révolution copernicienne de la PSDC ne serait en fait qu’une mise en
application volontariste des traités. L’entrée en vigueur des clauses de solidarité et de Défense mutuelle du
traité de Lisbonne (cette-dernière est inscrite au paragraphe sept de l’article
quarante-deux du TUE modifié9) ne s’est
pas accompagnée pour le moment de la mise en place effective de dispositifs de réaction militaire commune. Il y a là une contradiction entre la théorie des traités et la
réalité de l’absence de dispositifs qui mine le développement de l’Europe
militaire.
Il est temps d’inaugurer un
volet interne
de la PSDC, qui
s’ajouterait au volet externe, déjà existant, qui consiste au règlement des crises internationales. L’évaluation des menaces sur la balance géostratégique mondiale et la baisse du
potentiel militaire européen (qui s’est aggravée depuis la crise économique,
cependant que les autres puissances du monde réarmement) plaident pour l’intégration, dans la PSDC, d’une
fonction de protection de l’espace commun européen : espace aérien, terrestre, maritime,
ultra-marin et cybernétique. La Défense de l’Union, de ses quatre millions de kilomètres
carrés et de ses
cinq cent millions de citoyens est le chaînon manquant de la PSDC.
FUSIONNER LES INDUSTRIES EUROPÉENNES DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE
Les Européens, confrontés à des
difficultés économiques importantes, ont tout intérêt à renforcer leur coopération industrielle pour
faire des économies d’échelle et de conception. C’est pourquoi les coopérations industrielles et
technologiques bi- ou multi- nationales doivent être résolument encouragées pour préserver un grand
nombre d’emplois qualifiés et très qualifiés en Europe et ne pas hypothéquer l’avenir de nos
appareils de Défense. Dans le contexte d’une concurrence internationale accrue et d’une remise
en cause de certains programmes d’équipements militaires due aux restrictions budgétaires, c’est
le maintien d’une base industrielle technologique de Défense européenne (BITDE) performante et
compétitive qui est menacé.
Le vieillissement des matériels et
des systèmes d’armes constaté dans plusieurs pays européens est un vrai problème auquel nous
connaissons déjà la solution qui réside dans la mutualisation des moyens. La volonté politique affirmée
par le Président de la République devant les parlementaires européens le 5 février dernier
« d’en finir avec
la dispersion des initiatives, de rassembler nos forces et nos moyens, de rapprocher nos
industries » doit
être exprimée unanimement à l’occasion du prochain Conseil européen. A cet égard, la France et le Royaume-Uni ont montré la voie à suivre en Europe avec les accords de
Lancaster
House, signés en
novembre 2010. Les projets industriels développés dans le cadre de cette coopération bilatérale pourront être élargis à d’autres pays européens désireux de s’y
impliquer.
Fusionner les filières nationales concurrentes, créer des pôles européens industriels et technologiques d’excellence, en
particulier dans les domaines où l’Europe accuse du retard, doit être l’objectif ambitieux mais
réalisable d’une politique industrielle de Défense commune, branche de la PSDC. Cette politique nouvelle
devra lutter contre l’inadmissible dépendance technologique des Européens vis-à-vis des autres
puissances militaires.
Le programme A400M, lancé pour
compenser le déficit européen d’avions ravitailleurs, va dans le bon sens pour assurer la projection
autonome des forces européennes. Ce programme, conduit sous le contrôle du Commandement du
transport aérien européen (EATC, European Air Transport Command) a permis de mutualiser les aéronefs de transport militaire de plusieurs pays d’Europe. Il représente une expérience
intéressante de coopération au sein de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement,
dite Occar.
Ce genre d’initiatives doit être
absolument étendu à d’autres domaines de coopération industrielle pour créer de véritables programmes
intégrés de PSDC, œuvrant à un meilleur partage des tâches conceptuelles, productives et commerciales, mais aussi à la mise en commun de capacités financières, au partage des
savoir-faire industriels, dans la confiance et la fiabilité mutuelles. Pour ce faire, l’Agence européenne de
Défense (AED) a une carte à jouer. Pérennisée par le traité de Lisbonne, cette agence est capable
d’agir en catalyseur de collaborations capacitaires interétatiques structurées et planifiées sur le long
terme, afin de mettre à disposition des différentes forces armées européennes des équipements modernes
et interopérables. Avec plus de moyens, gageons que
l’AED serait capable de
lutter contre cette forme de déclassement stratégique insupportable que constitue le désarmement progressif de
l’Europe.
RÉALISER LA PLEINE
INTEROPÉRABILITÉ DES FORCES ARMÉES EUROPÉENNES
Si les coopérations industrielles et
technologiques favorisent une dynamique d’entraînement de la construction européenne de Défense,
d’autres outils, actuellement négligés, demandent à être activés. C’est le cas
des groupes de combat14 et des
coopérations structurées permanentes. Des groupes de combat géographiques, par exemple un groupe de combat « Europe du Nord », un autre groupe de combat « Europe de l’Est », etc., pourraient être mis en place. De même, des coopérations structurées permanentes
(CSP) pourraient rassembler, d’après l’article 42 du traité de Lisbonne, « les États-membres qui [rempliraient]
des critères plus élevés de capacité militaire et qui [auraient] souscrit à des engagements
plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes ».
L’Europe militaire ne se construira
probablement pas d’un seul coup à vingt-huit pays, chacun héritier d’une culture militaire et
stratégique spécifique. Il nous faut créer des équipes, des pool, en tenant compte des domaines
d’excellence de chacun. Agir concrètement à deux, à trois ou à cinq plutôt qu’à vingt-huit, en empêchant
que les pays qui ne souhaitent pas y participer soient en mesure de bloquer ceux
qui sont déterminés à aller de l’avant15, est une nouvelle façon d’élargir le socle commun d’une Défense européenne plurielle et coopérative.
De la même façon que les missions et opérations extérieures civilo-militaires européennes ont contribué et contribuent toujours à faire émerger une culture opérationnelle commune, véritable « trésor de paix » européen, les entraînements et exercices communs sont également un excellent moyen de développer concrètement, pas à pas, l’Europe militaire.
Les échanges de savoir-faire et de
renseignement entre forces armées européennes, le travail d’intercompréhension linguistique et
conceptuel, le projet d’Erasmus militaire et la mise en compatibilité des équipements, des normes, des procédures et des schémas organisationnels de nos armées devraient constituer le nouvel
horizon - tangible - de la PSDC.
A défaut d’armée commune, nous devons
préparer l’interopérabilité de nos forces armées étatiques. Dans les prochaines années voire les
prochaines décennies, la coopération structurée permanence sera peut-être le moyen
de créer un réservoir de forces au service de la Défense de l’Europe16. In fine, les Européens pourraient décider
de déléguer à ce « groupe-moteur » d’États-membres (comme la France et la Pologne) une mission spéciale de PSDC, à condition que les dépenses militaires engagées pour remplir cette mission
de service public européen soient prises en charge par le budget de
l’Union.
DÉSIGNER UN STRATÈGE POUR L’EUROPE
Sans direction stratégico-opérative
d’ensemble, sans processus décisionnels préalablement définis de manière concertée, point d’Europe
militaire intégrée. L’étape ultime sera de désigner un stratège pour piloter à l’échelon
stratégico-opératif la PSDC18. Il
manque ce chef à la politique de sécurité et de Défense commune, alors qu’il existe un chef de la diplomatie européenne, la Haute représentante Madame Catherine Ashton.
Aujourd’hui, son administration, le Service européen d’action extérieure (SEAE), est sensé admettre en son entité les structures
de la PSDC. Trois ans et demi après la création du SEAE, le Conseil européen doit en réviser
l’organigramme. L’idée qu’il puisse coordonner à la fois la politique étrangère et la politique
de sécurité et de Défense n’est pas viable, dans la mesure où il lui est déjà difficile d’absorber les
compétences de la Commission européenne en matière d’action extérieure et que, plus
fondamentalement, les Affaires étrangères et la Défense sont deux champs bien distincts de politique
publique.
La spécificité de la PSDC doit être
préservée, les structures politico-militaires européennes rationnalisées, regroupées au sein d’une administration distincte, avec un rôle central accordé à la Direction de la planification et de
la gestion de crises (CMDP). Ainsi, le futur chef de la Défense européenne pourra s’appuyer, le jour
venu, sur une administration déjà bien en place, avec des structures politico-militaires installées et opérantes.
En cas de conflit, ce «
stratège
» prendra la direction
des opérations, à la manière du général Patton durant la Seconde guerre mondiale. Oui, ce rôle de pilotage doit échoir à une seule personne et pas à un comité, car
comme l’a dit avec bon sens Jean-Paul Getty, « quand un bateau est dans la tempête et qu’il y a des rochers à proximité, il est peu courant qu’il soit dirigé par un comité » ! Cette personne, ce stratège,
facilitateur d’union et fédérateur des forces, capable de décider, d’être force de proposition
et d’entraînement vis-à-vis des institutions européennes, des États-membres, des forces armées,
etc., aurait la responsabilité de diriger le temps du conflit l’instrument militaire et sécuritaire
européen, au service du seul objectif qui vaille : la Défense de l’Europe par elle-même.
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En conclusion, le Conseil européen de
décembre apparaît comme une occasion historique de redonner sens à ce grand et vieux
projet collectif qu’est l’Europe de la Défense. Comme l’a dit avec sagesse Winston Churchill, «
ce n’est pas l’action
qui m’inquiète, c’est l’inaction ».
La sûreté de notre
continent, de sa population, de ses valeurs de civilisation dépendent de notre
capacité collective de
mobilisation. Les citoyens européens attendent de l’Europe qu’elle les protège efficacement dans un monde en
pleine mutation. Les citoyens européens l’attendent, car ils savent mieux que les technocrates,
que les gestionnaires d’intérêts ou que les chefs de partis politiques nationalistes qu’à
l’échelle des grandes puissances de ce monde, l’Europe est plus forte lorsqu’elle est rassemblée que
divisée. Et que la devise de comportement la plus raisonnable dans ce contexte n’est pas «
Chacun pour soi
», mais bien «
L’Union fait la
force ».