Indépendance


Construire une indépendance stratégique européenne

Tribune publiée le 6 mai 2020 dans la Revue Défense nationale

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En temps de crise sanitaire et économique, l’accès à certaines ressources est un enjeu vital. La ruée vers les matériels médicaux nécessaires à la lutte contre le coronavirus – masques, respirateurs et autres – donne lieu à des pratiques agressives entre puissances compétitrices et même entre puissances alliées (1). Cette situation de manque, de « stress », sur des ressources fabriquées en quantité insuffisante sur notre sol, met en lumière l’une des vulnérabilités de nos sociétés : le fait d’être à la merci d’intérêts qui ne sont pas les nôtres.

 

Si cette dépendance peut passer inaperçue en temps d’abondance, elle se fait cruellement ressentir en temps de pénurie. Sommes-nous conscients de cette vulnérabilité ? Et comment nous en affranchir ?

 

De l’indépendance stratégique

 

Dans les années 1960, le général de Gaulle prônait l’indépendance comme un refus de toute sujétion vis-à-vis des puissances étrangères (2). Ce souci politique motiva le lancement d’une capacité propre de dissuasion et de renseignement, mais aussi de grands chantiers industriels dans les secteurs du nucléaire, de l’Espace, de l’aéronautique, de l’électronique ou encore de l’informatique (3). Ce dirigisme répondait à une exigence : avoir « les mains libres ». Aujourd’hui, face à des géants numériques et financiers dont la richesse équivaut au PIB de certains pays, face à des entités souveraines aux dimensions sous-continentales et aux moyens considérables, l’échelon de politique publique capable d’agréger suffisamment de ressources et de compétences pour s’affranchir de nos dépendances multiples est bien l’Union européenne. Autrement dit, l’État stratège ouvre la voie à une Europe stratège. Mais sommes-nous prêts à considérer l’UE comme le levier d’Archimède de notre indépendance stratégique ? Sommes-nous prêts à anticiper, à nous organiser et à nous apporter une assistance mutuelle en cas de besoin ?


Une impulsion nécessaire


La Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité (4) de l’UE, lancée en 2016, pose un premier jalon, énonçant que la protection de l’Union et la résilience de la société sont des priorités. Par ailleurs, la clause de solidarité, présente dans l’article 222 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, prévoit la possibilité d’utiliser « tous les instruments pertinents » de « réaction face à la crise », qu’ils soient « sectoriels, opérationnels, stratégiques ou financiers », voire « militaires » (5). Cette clause de solidarité, qui aurait pu être déclenchée au bénéfice de l’Italie lorsque le pays a été frappé par le coronavirus (considérant qu’une pandémie est une « catastrophe naturelle ou humaine »), offre une palette d’outils, tels que la mise à disposition des moyens des autres pays européens. Mais encore faut-il que ces moyens existent, qu’ils soient disponibles et opérationnels.


La constitution de stocks stratégiques de biens de première nécessité, amorcée par l’UE le 19 mars 2020 avec la création d’une réserve de matériel médical (6), représente une brique importante dans la construction d’une indépendance stratégique européenne. Celle-ci doit être comprise comme une politique transversale, dont l’objectif serait d’assurer, en toutes circonstances, les besoins essentiels de la population.
De quelles ressources les Européens ne sauraient-ils se passer ? C’est en répondant à cette question et en élargissant le mandat de notre Union que nous serons en mesure de construire cette indépendance, dans différents domaines essentiels.


Assurer la suffisance alimentaire et sanitaire


La dépendance aux importations agroalimentaires est un facteur de vulnérabilité (7). Produire et transformer sur le continent européen une alimentation suffisante, saine et diversifiée devrait être l’objectif premier de la Politique agricole commune, en plus du soutien aux agriculteurs et de la contribution à la gestion durable des ressources naturelles (8). Une agence européenne de l’eau devrait également veiller à la sûreté de nos réseaux aquifères. Une instance européenne de veille sanitaire devrait s’assurer de la disponibilité et de la mutualisation des moyens pour soigner nos populations.

 

Diversifier les sources d’énergie


Nos pays européens dépendent des importations pour plus de la moitié de leur consommation d’énergie (9). Cette dépendance engendre une situation de vulnérabilité, sachant que les fournisseurs n’hésitent pas à utiliser pétrole et gaz comme des armes de chantage géopolitique. Nos économies dépendent encore excessivement des énergies fossiles, aussi rares dans nos sous-sols (sauf en Norvège, pays non membre de l’UE) que néfastes pour l’environnement. C’est pourquoi nous devons encourager massivement les énergies renouvelables (10), protéger nos infrastructures des attaques conventionnelles et non conventionnelles (drones notamment) et constituer des stocks énergétiques européens (ceux-ci pourraient être la somme des stocks stratégiques nationaux existants).


Sécuriser les réseaux numériques


Au-delà du fait que les acteurs dominants du secteur sont non européens et respectent de façon aléatoire nos normes et nos données, la sécurité des réseaux numériques est un enjeu vital. Par des cyberattaques massives, comme celle ayant visé l’Estonie en 2007 (11), il est possible de désorganiser en profondeur nos systèmes d’interaction et d’échange, de bloquer des feux de circulation ou des systèmes de régulation ferroviaires, de saturer des réseaux téléphoniques ou de perturber gravement le fonctionnement des hôpitaux… Nous mesurons ainsi à quel point une capacité européenne de cyberdéfense est requise, apte à dissuader, prévenir, riposter, rétablir nos réseaux et lutter contre des virus qui sont aussi informatiques. Il faut se féliciter que le Conseil de l’Union européenne prenne cette menace au sérieux et qu’elle ait mis en place une cadre permettant d’imposer des mesures restrictives ciblées visant à décourager et contrer les cyberattaques (12). Un cadre qui doit être opérationnalisé par des moyens d’action mutualisant les meilleures expertises des États-membres.


Soutenir une information indépendante


Face à la désinformation qui se propage par ces réseaux, les grands titres de la presse écrite et audiovisuelle reconnus à travers l’Europe devraient réfléchir ensemble à l’émergence d’une offre journalistique plurilingue en mesure de contrer les infox (13). L’éducation joue également un rôle primordial pour permettre à la jeunesse de les repérer. L’information libre et fiable, l’éducation et la culture peuvent être considérées comme des éléments fondamentaux d’indépendance stratégique dans la mesure où elles soutiennent la force, le moral et la cohésion de l’Union (14).
Consciente de cet enjeu, l’UE a adopté en décembre 2018 un plan contre la désinformation qui décline un ensemble d’actions visant à accroître les capacités et à renforcer la coopération entre les États-membres et les institutions de l’UE afin de s’attaquer en amont au problème (15). L’UE pourrait également mettre à disposition des journalistes souhaitant gérer leurs organes de presse sous forme de coopérative, comme on le voit au Québec (16), un mécanisme de prêts, afin de garantir leur indépendance.


Développer des capacités de renseignement et de défense


La coopération entre services de renseignement européens a franchi des progrès majeurs ces 20 dernières années. Si bien qu’à la suite des attentats de Paris en 2015, les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne avaient envisagé la création d’une agence de renseignement paneuropéenne, équivalente à la CIA. Toutefois, elle aurait nécessité la révision des traités ou bien la formation d’une coopération renforcée de certains États en matière de renseignement (17). Disposer d’un renseignement fiable implique de disposer, au niveau européen, de capacités technologiques autonomes, telles que des capacités satellitaires, qui permettent de se faire sa propre idée et d’éviter d’éventuelles manipulations. Concomitamment, les progrès de la Politique européenne de sécurité de défense doivent se poursuivre de manière à aboutir à une capacité indépendante et fédérée de protection de notre territoire et de nos populations (18).


Protéger les savoir-faire stratégiques


Certaines mesures s’imposent afin de protéger les savoir-faire stratégiques d’entreprises cotées en bourse : mettre un veto sur leur prise de contrôle par des investisseurs non européens, renflouer celles qui sont menacées par la crise en les « européanisant » et encourager leur transformation en coopératives. Certains se rappelleront que les masques médicaux produits en Bretagne par Spérian auraient été fort utiles dans la lutte contre le Covid-19, si cette entreprise n’avait été rachetée par des investisseurs étrangers américains, puis fermée et délocalisée en Tunisie en 2018 (19). Conserver une base industrielle et technologique solide, non délocalisable, constitue un pilier de l’indépendance stratégique. D’autre part, être indépendant signifie également ne pas être soumis à l’extraterritorialité de lois étrangères, décidée de façon unilatérale et sans logique de réciprocité. Et là encore, nos États européens doivent faire bloc (20).

En définitive, vouloir construire une Europe plus forte, plus résiliente, mieux préparée à faire face aux crises est une démarche qu’on ne doit pas interpréter comme un repli mais comme une assurance. D’aucuns diront que cela ne va pas dans le sens d’un libéralisme absolu, qu’il s’agit d’une forme de protectionnisme. En réalité, la construction d’une Europe stratège relève d’un protectionnisme ciblé qui se justifie par la garantie de nos libertés et de nos marges de manoeuvre. Cette démarche doit être menée en préservant notre ouverture au monde à travers le commerce, la coopération et l’entraide internationales.

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NOTES

 

(1 ) Michel DE GRANDI, « Coronavirus : ces masques que les pays s’arrachent », Les Échos, 1er avril 2020.
(2 ) Charles DE GAULLE, Mémoires d’espoir, tome 1 : Le renouveau (1958-1962), Plon, 1970.
(3 ) Christian STOFFAËS, « Les grandes heures de la politique industrielle », Constructif, N° 20, juin 2008 (www.constructif.fr/).
(4 ) REPRÉSENTATION PERMANENTE DE LA FRANCE AUPRÈS DE L’UNION EUROPÉENNE, « Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne (SGUE) » (https://ue.delegfrance.org/strategie-globale-pour-la).
(5 ) UNION EUROPÉENNE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (version consolidée), Journal officiel de l’Union européenne, 26 octobre 2012, 344 pages (https://eur-lex.europa.eu/).
(6 ) Union européenne, « La Commission crée la toute première réserve rescEU de matériel médical », 19 mars 2020 (https://ec.europa.eu/).
(7 ) Bruno PARMENTIER, Nourrir l’humanité – Les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle, La Découverte, janvier 2009, 294 pages.
(8 ) Commission européenne, « La politique agricole commune en bref » (https://ec.europa.eu/).
(9 ) Alexandra LESUR, « La dépendance énergétique européenne », Toute l’Europe, 24 juin 2019 (www.touteleurope.eu/).
(10 ) La part de l’énergie issue de sources renouvelables dans la consommation finale d’énergie de l’Union européenne est de 18 %. Chaque État-membre possède son propre objectif « Europe 2020 ». Celui-ci tient compte de la situation du pays, de
son potentiel d’énergies renouvelables et de sa performance économique. En 2018, 12 États ont déjà atteint une part d’énergies renouvelables égale ou supérieure à leur objectif national pour 2020 : la Bulgarie, la Tchéquie, le Danemark, l’Estonie, la Grèce, la Croatie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, Chypre, la Finlande et la Suède. Quatre autres États-membres sont tout près de réaliser leur objectif : la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche et le Portugal. (Voir : https://www.vie-publique.fr/)
(11 ) Ombeline LAKS, « Cyberguerre : retour sur la cyberattaque de l’Estonie en 2007 », Études Géostratégiques, 7 novembre 2018 (https://etudesgeostrategiques.com/).
(12 ) CONSEIL EUROPÉEN ET CONSEIL DE L’UNION EUROPÉENNE, « Cyberattaques : le Conseil est désormais en mesure d’imposer des sanctions », 17 mai 2019 (https://www.consilium.europa.eu/).
(13 ) Des initiatives allant dans ce sens ont déjà été lancées envers les migrants. Voir Anne BERNAS, « InfoMigrants : FMM, ANSA et Deutsche Welle unis pour informer les migrants », Radio France Internationale, 30 mars 2017 (http://www.rfi.fr/).
(14 ) Robert BELOT, « Maltraitance patrimoniale et désordre géopolitique au début du troisième millénaire », Ethnologies, Vol. 39 (1), 2017, pp. 3–49 (https://doi.org/10.7202/1051049ar).
(15 ) Union européenne, Plan d’action contre la désinformation, décembre 2018 (https://eeas.europa.eu/).
(16 ) Gilles MUNGER, « Coopérative pour acheter Le Quotidien : 400 000 $ amassés », ICI Radio-Canada, 8 octobre 2019 (https://ici.radio-canada.ca/).
(17 ) Jean-Pierre STROOBANTS, « En l’état des traités, une “CIA européenne” est infaisable », Le Monde, 2 décembre 2015 (https://www.lemonde.fr/).
(18 ) Benjamin BOUTIN, « La Défense de l’Europe par elle-même » (Tribune n° 453), Revue Défense Nationale, 19 décembre 2013 (www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=511).
(19 ) Anne DRIF, « Les États veulent rendre les fusions transfrontières plus difficiles », Les Échos, 6 avril 2020.
(20 ) Philippe BONNECARRERE, « Le défi américain à l’Europe », La Revue Parlementaire, octobre 2018, p. 42.